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Un nouveau chapitre s’ouvre dans l’histoire de l’Afrique. Les coups d’états successifs du Mali en 2021, du Burkina Faso en 2022 et du Niger en 2023 en sont les premières lignes.

L’arrivée des militaires au pouvoir a généré au sein des populations d’importants espoirs vis-à-vis du futur de leurs pays.

Face à cette vague de soutien populaire, on retrouve l’incompréhension des médias, diplomates et de certains politiciens étrangers. Pour eux, les Africains sont en train d’applaudir la mort de la démocratie et la naissance de l’autoritarisme.

Alors, on fait pression sur les dirigeants : il faut laisser place à une transition civile, à des vraies élections, à la vraie démocratie.

Le 5 octobre 2023, la prestigieuse revue économique britannique The Economist publie un article intitulé « Pourquoi les Africains perdent foi en la démocratie ». Selon les auteurs de ce texte, la désillusion des africains dans la promesse démocratique est due à la mauvaise performance des politiciens africains :

« Il y a autant de raisons pour cette désillusion croissante qu’il y a de médailles sur la poitrine du leader d’un coup d’état. L’une de ces raisons est que les régimes en place, dont la plupart prétendent être démocratiques, n’ont apporté ni prospérité ni sécurité. […] Quand les gens perdent espoir en l’amélioration de leur vie, ils deviennent impatients d’un changement et le risque de coups d’état et de guerres civils augmente drastiquement. Un autre problème est que beaucoup des prétendues démocraties en Afrique sont factices. […] Il est difficile de s’attendre à ce que les populations soutiennent la démocratie s’ils n’en n’ont connu qu’un simulacre de celle-ci. »

L’argument établi par The Economist est courant. Il dit qu’en Afrique, les politiciens sont corrompus ou incompétents ; les populations associent cette corruption et cette incompétence à un échec inhérent des systèmes démocratiques, et commencent en conséquence à favoriser des alternatives autoritaires, à tort.

L’article conclut en effet : « [s’il] n’y a pas de garantie qu’une Afrique plus démocratique sera plus prospère et plus paisible, une Afrique gouvernée par des autocrates ne le sera certainement pas ». Cependant, cet argument souffre d’une simplification à outrance, et ce pour deux raisons.

D’abord, cet argument sépare avec trop de facilité les politiciens du système : c’est-à-dire qu’il balaie d’un revers de la main les échecs du système politique occidental transposé en Afrique en les attribuant à une incapacité des Africains à en faire correctement usage.

La question de la légitimité de ce modèle politique ne se pose pas. On conclue ainsi avec légèreté que si le système a échoué en Afrique, ce n’est pas la faute du système, mais c’est la faute des politiciens africains qui n’ont pas su s’en servir.

Lorsqu’on considère les politiciens comme dissociés du système politique au sein duquel ils agissent, on est en train de prétendre que le dit système a une application universelle et que ses succès et ses échecs varient uniquement en fonction de ses utilisateurs.

Or, un système politique ne peut pas avoir d’application universelle car son fonctionnement dépend du contexte politique, historique, social et culturel au sein duquel il est né et continue d’opérer. Un système politique fonctionnel dans un environnement A peut se montrer complètement inutile dans un environnement B.

Ensuite, l’article tient pour acquis qu’il existe un bon système, le système de démocratie libérale occidental, et un mauvais système, les régimes autoritaires africains. Ainsi, quand le bon système est mal appliqué, le mauvais système gagne naturellement en popularité.

Encore pire dans la simplification, le bon système, c’est la démocratie, et le mauvais système, c’est la dictature.

C’est une dichotomie commune et banale que l’on retrouve partout en Occident, aussi bien dans les livres que dans les films, mais également dans les débats académiques.

Cependant, je souhaite remettre en question cette dichotomie, cette opposition sur la base de trois arguments.

Le premier argument, est qu’il existe la démocratie en tant qu’idée et la démocratie en tant que système.

Quand on parle de démocratie, on peut parler de l’idée philosophique : une société où le peuple gouverne, ou bien on peut parler du système politique des démocraties libérales occidentales reposant sur le suffrage universel. A tort, on a tendance à utiliser les mots interchangeablement.

On parle des démocraties européennes pour faire court, sans se rendre compte qu’il s’agit d’une prise de position politique : il y a le système occidental, qui est démocratique car le peuple gouverne, et puis le reste du monde, les dictatures. Cependant, le système politique occidental n’est qu’une application d’une idée de démocratie parmi tant d’autres. Il s’agit d’une interprétation de l’idée de la démocratie comme les européens ont pensé qu’elle devait être, et non pas la démocratie dans son essence telle qu’elle est.

De la même façon, on ne penserait pas à dire que le concept de système juridique est synonyme avec l’idée de la justice. Le premier est une application humaine (et donc, imparfaite) de l’interprétation qu’on se fait du deuxième.

Les pays européens ont des racines historiques et philosophiques qui s’entremêlent fortement : pour cette raison, leurs systèmes politiques se ressemblent. Mais malgré cette uniformisation, chaque pays a tout de même tracé une image différente de la démocratie propre à l’histoire de son peuple.

Au Royaume-Uni, le peuple vote pour les membres du parlement, mais pas pour le Premier ministre : il est choisi par le monarque régnant.

En Suisse, l’idée de démocratie ne se traduit pas en simple délégation de compétences à des représentants votés : le peuple participe activement à la prise de décisions par le biais de référendums et d’initiatives populaires, ce qui n’est pas le cas en France.

En France, il fut un temps où on excluait les non-propriétaires, les vagabonds (et donc, une grande partie de la classe ouvrière), et les femmes du vote.

Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Le système politique moderne français n’est pas apparu de nulle part : il est le résultat d’un long processus historique à travers lequel les penseurs du pays se sont demandé à quoi devait ressembler la démocratie pour leur peuple, et quel rôle celle-ci devait accomplir.

C’est un processus propre à chaque pays, chaque peuple, et c’est pour ça qu’aujourd’hui, même en Europe, il n’existe pas de modèle uniforme universel de « démocratie ».

Les penseurs de ces pays ont eu le luxe d’interpréter, réinterpréter et corriger ce que l’idée de démocratie signifiait pour eux, et c’est au fil de ces nombreuses réflexions, et des nombreux conflits d’intérêt qu’elles ont engendré, que les systèmes politiques modernes occidentaux sont nés.

Priver les Africains de ce processus d’auto-détermination, c’est prétendre que le modèle politique occidental représente la forme politique finale, l’accomplissement de la démocratie, et c’est donc éclipser les expériences vécues des autres peuples et l’apport de celles-ci dans la définition et l’application de leur idée de démocratie.

Le deuxième argument, est que la ligne parfaitement tracée entre démocratie et dictature n’existe pas dans la réalité. On a tendance à considérer que les systèmes démocratiques résident d’un côté de la ligne, et les systèmes autoritaires de l’autre : les deux ensembles sont disjoints.

Il s’agit en réalité d’une interprétation approximative de ces systèmes, et qui n’est pas fidèle à la réalité. Qu’est-ce qui qualifie une démocratie, et qu’est-ce qui qualifie une dictature ? Suffit-il d’y avoir une élection pour prétendre vivre démocratiquement ? L’absence d’élections est-elle immédiatement synonyme avec absence de démocratie ?

Thomas Sankara en est le premier exemple : s’il est l’une des figures les plus emblématiques du combat pour l’émancipation africaine contre le néo-impérialisme occidental, il n’en reste pas moins, d’un point de vue européen, un dictateur qui est arrivé au pouvoir par coup d’état. Il a gouverné de manière autoritaire, et a été accusé de réprimer les partis d’opposition, selon un rapport de l’ONG Amnesty publié en 1986.

C’est la même situation qu’on a aujourd’hui avec les pays de l’AES accusés de ne pas céder le pouvoir aux civils. Selon eux, Sankara était formellement un dictateur, et pourtant, il a obtenu le soutien et l’admiration de l’Afrique entière.

Cela n’est pas simplement, comme l’on pourrait le croire après avoir lu l’article de The Economist, parce que les africains sont perdus et ne savent pas à quoi ressemble la démocratie.

C’est plutôt parce que pour eux, la démocratie doit être une société gouvernée de telle sorte à ce qu’elle assure le bien-être de sa population.

Si le peuple Burkinabé a ressenti que le gouvernement de Sankara a agi en réponse à ses attentes, à qui revient-il de dire que ce pays n’a pas de vraie démocratie ?

De même, le modèle démocratique occidental utilise la participation politique des populations aux élections comme outil pour dissimuler des tendances autoritaires au sein d’une société. Les politiciens américains vantent la démocratie de la société américaine.

Pourtant, aux Etats-Unis, où la plus grande majorité de la population vit dans la misère tandis qu’une petite minorité accapare la richesse du pays, où les pauvres ne peuvent pas se permettre de se faire soigner en cas d’urgence car le secteur médical a été transformé en objet de pur profit, et où l’école publique est si pauvre en financements que les enseignants sont obligés d’utiliser leurs propres salaires pour acheter le matériel scolaire des enfants ; peut-on avec toute certitude déclarer qu’il s’agit d’une société démocratique, gouvernée aussi bien « par » le peuple, que « pour » le peuple ?

L’article de The Economist admet lui-même qu’aux Etats-Unis, 62% des américains ne croient pas en la « démocratie », mais que les coups d’états sont pratiquement impossibles à cause de l’ancienneté des institutions politiques.

Devons-nous simplement reprocher aux politiciens américains d’avoir mal effectué leur travail, sans remettre en cause le fonctionnement du système, et sa capacité à mettre en œuvre la « démocratie » ?

Il est facile de reprocher aux politiciens leur incompétence politique, ou bien de reprocher à la population d’avoir de trop hautes attentes : le système est imparfait, mais toutes les autres alternatives seraient bien pires, nous dit The Economist. Lorsque l’idée de démocratie se limite aux promesses vides des candidats électoraux et aux banales formalités des élections, celle-ci peut être employée pour légitimer des situations injustes et défavorables en utilisant comme prétexte la participation politique de la population.

Aux Etats-Unis, les institutions politiques existent pour protéger l’accumulation du capital ; aucun processus politique ne permet de réellement entraver cette démarche. Le peuple peut être amené à voter entre une option A et une option B, mais s’il n’a pas l’opportunité de voter pour une option C car celle-ci menacerait les intérêts d’une minorité au profit d’une majorité, il est difficile pour moi de considérer une telle société comme véritablement démocratique.

Enfin, le troisième et dernier argument est qu’il est impossible de parler de démocratie si le peuple n’a pas développé de conscience politique. La conscience politique fait référence à la sensibilité d’une personne vis-à-vis du monde politique et de sa position au sein de celui-ci. C’est la conscience politique qui permet à un individu de cibler ses intérêts, et donc d’agir en leur faveur.

La théorie marxiste argumente que la conscience politique est le fruit des conditions matérielles des individus. Selon Marx, nous sommes constamment immergés au sein d’un contexte social, culturel et politique et c’est ce contexte qui va sculpter nos pensées et notre manière d’observer le monde. Il en conclut que ce processus nous amène à inconsciemment intérioriser les perceptions dominantes au sein de notre société, les naturaliser et puis les reproduire.

Or, il rappelle que les perceptions dominantes de chaque société sont imposées par les classes dominantes de celle-ci. En conséquence, pour Marx, les opprimés auront tendance à développer une idéologie défendue par leurs oppresseurs, et vont agir en bonne foi contre leurs propres intérêts.

Dans une lettre rédigée par Engels en 1893 et adressée à l’historien Franz Mehring, Engels donne un nom à ce phénomène, il s’agit de la « fausse conscience ».

La “fausse conscience” est l’attitude contradictoire qu’adoptent les opprimés lorsqu’ils développent une perception idéologique du monde qui légitime leur oppression.

Les intérêts des opprimés, leurs ambitions, leurs craintes, leurs sensibilités et même leurs rêves, dépendent fortement du contexte dans lequel ils sont autorisés à exister.

En Afrique, où l’idéologie coloniale a dominé les consciences pendant deux siècles, les opprimés ont intégré des réflexes de pensée et d’action qui les mènent sans qu’ils ne le sachent à agir contre leurs propres intérêts.

Ce sont ces marqueurs de la colonisation qui hantent les consciences africaines tels des parasites, qui empêchent le développement d’une véritable conscience politique, et donc d’une véritable démocratie.

Rappelons-nous le cas du référendum de 1958 en Afrique et de la Communauté Française, héritière de l’Union française.

La Communauté ou l’Union française était une unité géographique et politique introduite dans la constitution française de 1946, englobant la France métropolitaine, les départements et territoires d’outre-mer tels que la Guadeloupe, la Martinique, et l’Algérie, et l’ensemble de ses colonies. Sur le papier, l’Union française semblait promettre de mettre fin à la précédente ère coloniale. Le préambule de la constitution annonçait en effet :

« L’Union française est composée de nations et de peuples qui mettent en commun ou coordonnent leurs ressources et leurs efforts pour développer leurs civilisations respectives, accroître leur bien-être et assurer leur sécurité.

Fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires ; écartant tout système de colonisation fondé sur l’arbitraire, elle garantit à tous l’égal accès aux fonctions publiques et l’exercice individuel ou collectif des droits et libertés proclamés ou condamnés ci-dessus. »

Cependant, détrompez-vous : s’il s’agissait de donner aux peuples la liberté et la démocratie, la France leur accorderait l’indépendance. C’est bien l’inverse qu’elle propose : l’Union française, c’est la perpétuation de la souveraineté française au sein de ses domaines coloniaux sous un faux couvert de libération.

Dans le Titre VIII de cette même constitution, article 62, on indique presque discrètement que la France continuera de préserver la totalité de son autorité sur les populations qu’elle prétend libérer :

« Article 62.

Les membres de l’Union française mettent en commun la totalité de leurs moyens pour garantir la défense de l’ensemble de l’Union. Le Gouvernement de la République assume la coordination de ces moyens et la direction de la politique propre à préparer et à assurer leur défense. »

Face à une telle supercherie de langage, imposée à des populations pour qui le français demeure une langue nouvelle et étrangère, les résultats du référendum nous paraissent moins surprenants.

Sur les 20 colonies à qui on a donné le choix de rester, virtuellement, une colonie en intégrant l’Union française, seule une a voté « NON » : il s’agit de la Guinée, avec 95% de voix en sa défaveur. Parmi les « OUI » à rester colonisés, on retrouve le Burkina Faso et le Niger.

Si seule la Guinée a voté pour l’indépendance plutôt que l’esclavage, la liberté plutôt que la soumission, la dignité plutôt que l’humiliation, ce n’est pas un hasard.

C’est parce que cette même année, le révolutionnaire guinéen Sékou Touré voyageait de village en village pour expliquer à chaque guinéen comment la proposition de la France était une proposition d’assujettissement, d’exploitation et d’oppression, et donc qu’à ça, il fallait voter « NON ». Les autres colonies, elles, n’ont pas bénéficié d’une telle campagne d’information de masse.

Voilà pourquoi on ne peut pas négliger l’importance de la conscience politique : sans elle, le vote populaire perd tout son sens. Sans elle, n’importe quel tyran peut débarquer et convaincre la population qu’elle vote pour sa liberté alors qu’elle s’enferme dans les fers de l’esclavage.

Ce sont ces réflexes de pensées contradictoires à nos intérêts que nous devons vaincre avant de pouvoir rêver de véritable démocratie. Pendant deux siècles, le statu quo en Afrique a été l’idéologie coloniale.

C’est pour cette raison qu’aujourd’hui, de nombreux intellectuels africains s’affolent à l’idée de s’éloigner du modèle colonial qui opprime nos populations, et demandent une date rapide pour le « retour à l’ordre ».

C’est parce qu’ils ont été éduqués par l’école coloniale, et n’ont donc pas été armés des connaissances historiques et géopolitiques nécessaires pour remettre en cause le système qui les a élevés. Ils véhiculent les idées dominantes qui leur ont été transmises par nos oppresseurs, sans comprendre qu’il ne peut y avoir de démocratie dans un pays où l’on enseigne à un peuple que son esclavage est en réalité sa liberté.

Ceux qui s’agitent pour demander un retour rapide à l’ancien modèle, n’ont pas développé une conscience politique révolutionnaire qui leur permettrait de comprendre que cet ancien modèle est incompatible avec l’émancipation des pays africains. Il ne s’agit pas d’une simple phase éphémère qui doit s’estomper. Les militaires au pouvoir au Niger, au Burkina Faso et au Mali ont initié le début d’une rupture avec l’ancien modèle. Cette rupture est politique, mais par la suite, nous aurons également besoin d’une rupture économique et idéologique.

Le travail de déconstruction est long et ardu, et il doit en grande parti être effectué par les intellectuels. Ce sont eux qui, en analysant les mécanismes historiques par lesquels nos peuples ont été soumis, pourront mettre en lumière les outils à notre disposition pour désassembler ces mécanismes. Les militaires ont ouvert une porte, mais c’est aux africains de la maintenir ouverte. Chacun peut donc choisir.

D’un côté, il y a la solution de la facilité, le retour hâté à un système belliqueux qui réduit la démocratie à un ensemble de procédures bureaucratiques.

D’un autre côté, il y a le chemin de la persévérance dans l’adversité, long et difficile, qui voit la démocratie comme le rayonnement du bien-être d’un peuple, comme un ensemble de principes et de valeurs qui ne peuvent se réaliser sans la conscientisation du peuple et l’effondrement de son bourreau européen.

Pour moi, le choix est fait.

S. Pougala
(Benjamine des enfants Pougala)

Lundi le 19 février 2024

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