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Il s’appelait Pathé Diagne, un des plus grands hommes du continent africain qui mériterait que son nom remplace celui du Général Leclerc dans le plus grand lycée du Cameroun à Yaoundé ou que son nom remplace celui du Gouverneur colonial Français Cabras dans les rues du quartier administratif de Bonanjo à Douala.

Mais ce ne sera pas possible, tout au moins pas dans l’immédiat, parce que vous n’avez certainement jamais entendu parler de lui dans les Amphithéâtres des universités camerounaises, vous n’avez jamais entendu son nom scandé sur les réseaux sociaux par les intellectuels africains de la diaspora à Paris, à Berlin ou à Londres, comme c’est le cas de son contemporain et son collègue, lui aussi chercheur à l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN) de Dakar, un certain Cheikh Anta Diop.

Né à Saint-Louis au Sénégal, en 1934, il est décédé dans l’anonymat le plus total, l’année dernière, le 23 août 2023 à Dakar. Comme son collègue, il n’a peut-être pas choisi le bon camp du colonisateur de se consacrer à la diversion coloniale et post-coloniale de nous offrir des prestigieux ancêtres en Egypte antique.

Au contraire, économiste, linguiste, historien des civilisations, et éditeur (il a créé en 1970, la Librairie et les Éditions Sankoré à Dakar), il a plutôt pris la route de l’érudition et celle de la prise de conscience profonde des peuples africains, en montrant l’exemple sur son propre peuple.

C’est lui qui est l’auteur en 1967 de « La Grammaire Moderne du Wolof », en 1970 de « Anthologie wolof de la littérature universelle » en 1971 de « Anthologie de la littérature wolof ».

C’est lui qui traduit en wolof, pour la première fois dans l’histoire, les principaux classiques que tout sénégalais devait avoir lu, comme Tolstoï, Shakespeare etc.

Pour les besoins de notre leçon du jour, il publie un livre intitulé :

“Pour l’unité ouest-africaine”
Sous-titre : micro-Etats et intégration économique

Dès l’introduction de ce minuscule livre, le lecteur africain peut très vite comprendre pourquoi Diagne a été passé aux oubliettes, ou tout au moins, pas célébré autant que son collègue de l’Ifan Cheikh Anta Diop.

Voici comment s’intitule son Introduction :

« UNE ÉCONOMIE POUR QUI ? UNE ÉCONOMIE POUR QUOI ? UNE ÉCONOMIE COMMENT ? »

Le ton est donné et Diagne ne va pas s’arrêter en si bon chemin. Il débute son libre par ces mots que je vous invite à intégrer dans la suite de la leçon d’aujourd’hui, au sujet des chefs d’état africains qui vont nombreux à Davos en Suisse pour séduire selon eux, les investisseurs occidentaux pour venir investir en Afrique.

Diagne écrit :

« Toute économie qui se construit pose le problème de ses fins et celui de ses moyens.

Marx remis à jour, l’on assiste aujourd’hui à une profonde révision de la conception des rapports entre l’homme, le régime social, les techniques de production et les valeurs de civilisation qu’il élabore et met en œuvre.

Pour une société, l’économie est un outil. Elle est un instrument d’édification du cadre et des moyens de vie. Elle donne substance aux assises matérielles d’une nation. Elle donne forme et force à ses valeurs culturelles, à sa vision du monde, à sa volonté de survie face aux hégémonies externes.

Il est essentiel de savoir pour qui s’opèrent la construction et les progrès des économies de l’Ouest africain. Il n’est pas indifférent de savoir qui y détient, à long terme, l’appareil productif, qui y décide de l’évolution et de la répartition des richesses.

Une économie gabonaise, ivoirienne, ghanéenne ou sénégalaise dite prospère, peut n’être qu’une caisse de résonance, pour le capital, pour le ressortissant ou pour un État étranger. Elle peut laisser pour compte l’autochtone qui édifie cette richesse, et le cantonner dans le cadre de misérables bidonvilles.

Il est également très important de savoir à quoi sert une économie
A la page 13 du livre, Diagne enfonce le clou là où cela fait plus mal avec un nouveau chapitre dont le seul titre est à lui tout seul, un vrai programme :

« IDÉOLOGIE ÉCONOMISTE ET ABSENCE D’UNE THÉORIE DU SOUS-DÉVELOPPEMENT »

Diagne dit qu’en réalité, l’école coloniale en vigueur en Afrique enseigne le point de vue du colonisateur, enseigne la réalité européenne et même l’économie, nous enseigne les mécanismes de fonctionnement de l’économie dominante prédatrice et jamais l’économie du point de vue du dominé, de la victime.

En clair, il dit que l’économie enseignée à l’école transmet la une idéologie économiste, c’est-à-dire, celle gagnante du conquérant, du dominant et jamais une théorie du sous-développement qui serait plus utile à l’Afrique, pour apprendre ses faiblesses et éviter de rester la périphérie de l’économie dominante européenne, en contestant l’hégémonie européenne en cherchant de s’imposer non pas comme ami, collaborateur, mais comme antagoniste, comme concurrent.

C’est un message qui n’est pas arrivé dans les oreilles des chefs d’état africains.

Parce que concurrent en anglais c’est competitor et dans ce mot, il faut obligatoirement la compétence. Ce qui signifie que nous sommes en permanence dans une monde en compétition et pour en sortir vainqueur, nous devons travailler et retravailler nos compétences pour tendre vers l’excellence. Sinon, nous serons toujours à la merci des autres en espérant d’eux des miracles qu’ils ne peuvent pas accomplir pour nous sortir de la pauvreté.

Diagne écrit :

Derrière les tentatives de formalisation, les mises en équations et les traductions graphiques des économies et des projets de développement, se cache, presque toujours, une épreuve intéressée de mystification.

L’élaboration d’une science économique pure, détachée des sociétés concrètes, dont de telles démarches rendent compte, constitue un effort évidemment vain ; sinon, sur le plan de la défense des intérêts de groupes qui sécrètent une telle forme de pensée. Reste, comme le rappelle très justement Samir Amin, à la suite de E. Mandel, que ces écoles qui, sur le plan de la théorie générale, se contentent de manipuler un monde de concepts, n’ont pas négligé de fournir aux expériences concrètes des capitalismes nationaux, un art de gestion. Elles mettent en œuvre des pratiques qui révèlent à la fois leur profonde connaissance des mécanismes du système capitaliste contemporain, et les énormes possibilités offertes à l’élaboration et à la réussite des politiques économiques de ce système. Mais l’on comprend, dans ce contexte, l’impuissance de la plupart des économistes libéraux à rendre compte des réalités des économies dominées dans le tiers-monde par les capitalismes nationaux européens.

Sur l’économie ouest-africaine et africaine, dont la littérature accessible nous est connue, il n’est pratiquement pas une seule œuvre qui témoigne d’une originalité, qui tranche sur les gloses et les généralisations dont quelques idéologues ont l’habitude de nous abreuver.

Les tentatives de renouvellement de l’approche marxiste de l’économie n’ont pas encore eu ici de profonds échos.
Les œuvres d’un P. Baran, d’un M. Sweezy, stimulées par une réflexion philosophique convergente, n’ont d’ailleurs pas eu d’équivalent dans le tiers-monde et singulièrement en Afrique noire.

Il est vrai qu’on commence à mieux percevoir les conditions de lecture et de compréhension de Marx pour pouvoir tirer parti de l’outil incomparable qu’il a légué à la science sociale et économique.

Nous sommes aujourd’hui contemporains d’un capitalisme qui connaît une évolution et de nouvelles percées : un capitalisme de monopoles, auquel la conquête du marché intérieur, la nécessité de trouver des débouchés et des sources d’approvisionnement au dehors, impulsent sa dynamique.

Le capitalisme contemporain gère ses crises, s’approfondit en trouvant, certes, d’indispensables points d’appui à l’extérieur. Mais l’essentiel du marché des capitaux et des produits, voire même des matières premières qui alimentent son appareil productif, trouvent leur substance à l’intérieur de ses systèmes nationaux les plus avancés.

Il reste que le système, sous ses aspects les plus évolués, continue, du fait de sa nature expansionniste et de son poids dans le monde, à engendrer et à exporter l’oppression économique, politique et culturelle singulièrement dans les pays directement ou indirectement assujettis.

Toute approche, pour connaître ou élaborer une politique de développement et de transformation des nations africaines ou des États d’Afrique Occidentale, implique une analyse de l’impact impérialiste sur ces entités.

L’Afrique de l’Ouest, politiquement intégrée dans sa totalité au sein des nations capitalistes européennes, n’a accédé à la souveraineté internationale qu’à partir de cette décennie. Elle appartient, de ce point de vue, à ce que l’on a tendance de plus en plus à appeler « des économies périphériques du capitalisme occidental ». Un domaine qui englobe l’essentiel du tiers-monde, des pays dits sous-développés.

Quand j’étais jeune, le premier président du Cameroun avait une expression pour définir la qualité des relations entre mon pays le Cameroun et la France, et l’Occident. 42 ans sont passés, Paul Biya qui lui succédé utilise le même refrain :

« La détérioration des termes de l’échange » : ce paradoxe du marché international qui impose que ce soit le consommateur qui fixe lui-même les cours des matières premières.

La question qu’on pourrait légitimement se poser, serait : S’il y a 10 produits dont le prix de 1 des 10 est fixé par l’acheteur, explique-moi ce qui t’empêche de te concentrer plutôt sur les 9 restants que toi producteur, peux fixer ton prix ?

Pourquoi en 64 ans, le Cameroun n’a pas pris les dispositions pour dépendre le moins possible des fluctuations d’un marché international que nous ne maitrisons pas ?

La réponse à ces questions tient en une seule vérité, difficile à accepter et à intégrer : les chefs d’état africains sont entourés des gens qui n’ont aucune idée du caractère impitoyable de la Guerre Economique qui entoure le secteur des matières premières énergétiques comme le pétrole, le gaz et l’uranium.

La preuve de leur degré d’ignorance et de naïveté est démontré par l’engouement qu’ils accordent tous à des espaces thématiques comme le Forum économique de Davos. Ils vont tous à Davos, soi-disant pour trouver les investisseurs qui viendraient faire le travail de développer l’Afrique à leur place.

Personne n’a pris le temps de leur expliquer que non seulement personne ne viendra développer leurs pays à leur place, juste en y investissant son argent, pire, que le Forum de Davos est un forum mondain pour se compter et montrer qu’on fait partie de ceux qui comptent et non un salon d’investisseurs ou d’économistes à la recherche d’opportunité.

Du 16 au 20 janvier 2023, le 53e Forum économique de Davos avait comme thème principal :

« Coopérer dans un monde fragmenté ».

Les chefs d’état africains ont cru par erreur que ce thème signifiait qu’ils pouvaient y courir pour y faire la promotion et “Vendre” le projet de la Zone de libre-échange économique africaine (Zlecaf) au reste du monde.

C’est apparemment le Think Tank britannique Overseas Development Institute (ODI), qui leur a fait croire qu’à Davos, ils auraient les investisseurs occidentaux, pour venir développer l’Afrique.

C’est en tout cas ce Overseas Development Institute (ODI) qui avec le Sud-Africain Wamkele Men, secrétaire général du secrétariat de la Zone de libre-échange économique africaine (Zlecaf), a publié le 18 janvier 2023, en marge du World Economic Forum, un rapport sur les opportunités offertes par la Zlecaf et annoncé la venue à Davos du président congolais Félix Tshisekedi, de la présidente tanzanienne Samia Suluhu Hassan, de la cheffe du gouvernement tunisien Najla Bouden, de la Rwandaise Clare Akamanzi, directrice générale du Rwanda Development Board, du Camerounais Acha Leke, président de McKinsey en Afrique etc. pour cette campagne de promotion en faveur du continent et de sa zone de libre-échange.

La malchance a voulu que ni Overseas Development Institute, encore moins les chefs d’état africains qui se sont précipités à Davos n’ont pas lu les résultats de l’enquête du cabinet Global Risk, conduite par le Forum économique mondial auprès de 1 200 experts, annonçant que « les principales préoccupations des principaux décisionnaires qui ont effectué le déplacement à Davos étaient : à court terme, aux risques d’inflation et de coût de la vie ».

Cela n’a pas empêché qu’un an plus tard, lors de la 57ème édition du Forum économique mondial de Davos, qui se tenait du 15 au 19 janvier 2024 en Suisse, avec cette fois-ci un nouveau thème : « Restaurer la confiance », que ce soit 11 chefs d’État Africains qui effectuent le déplacement, comme Cyril Ramaphosa, pour l’Afrique du Sud, Alassane Ouattara, de Côte d’Ivoire, Abdel Fattah al-Sissi d’Égypte, sans oublier Abdelmadjid Tebboune d’Algérie.

Là, le refrain était le même : convaincre les principaux
décisionnaires d’investir dans leurs pays. D’autres étaient là, pour plaider pour une augmentation de l’aide humanitaire.

Question : Pourquoi des chefs d’état africains peuvent-ils être aussi mal informés de ce qui est une vraie opportunité de ce qui ne l’est pas ?

Et surtout, d’où vient l’idée que l’Afrique aurait forcément besoin des mêmes qui l’ont privée de ressources pour s’en sortir ?
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Jean-Paul Pougala

Dimanche le 7 avril 2024

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