Delphine Lecoutre est politologue africaniste et militante pour le respect des droits humains et l’alternance démocratique en Afrique. Si elle soutient que «Sous la présidence d’Ali Bongo, ses conseillers successifs détiennent la réalité du pouvoir», son texte sur l’exercice du pouvoir au Gabon depuis 2009 peut se lire en autant de petits articles que les sous-titres qu’il comporte. Notamment, «Le rôle d’Accrombessi se rapprocherait plus de celui d’un Mazarin que celui d’un Raspoutine» ; «Ali Bongo malade, la guerre des clans s’intensifie» ; «Le jeu de la Première dame Sylvia Bongo» ; «De puissant, “BLA” passe à l’hyperpuissance» ; «De l’hyperpuissance à la chute finale, il n’y a qu’un pas» ou «L’ère Noureddine comme le “Mazarin idoine” peut désormais commencer.

Sous-titres de l’article : «Le jeu de la Première dame Sylvia Bongo» ; «De puissant, “BLA” passe à l’hyperpuissance» ; «De l’hyperpuissance à la chute finale, il n’y a qu’un pas» © twitter.com/bricelaccruche

 

Sous la présidence d’Ali Bongo, ses conseillers successifs détiennent la réalité du pouvoir.

Delphine Lecoutre est politologue africaniste et militante pour le respect des droits humains et l’alternance démocratique en Afrique. © D.R.

Analyse politique du Dr Delphine Lecoutre

Le 16 octobre 2009, Ali Bongo Ondimba succède à son père le Président Omar Bongo Ondimba, décédé début juin 2009 après 42 ans à la tête du Gabon. Au terme de rivalités et de guerres fratricides pour sa succession, face à une opposition qui n’a pas eu le temps de s’organiser, le nouveau Président de la République gabonaise parvient à s’imposer à l’issue du scrutin anticipé du 30 août 2009, encore une fois entaché de très forts soupçons d’irrégularités. Le soutien des plus hautes autorités françaises dont le Président Nicolas Sarkozy apparaît déterminant dans ce dénouement en faveur d’Ali Bongo.

Le rôle d’Accrombessi se rapprocherait plus de celui d’un Mazarin que celui d’un Raspoutine

La question pour le moins insolite de la gouvernance du Gabon se pose dès le premier septennat d’Ali Bongo en raison de la singularité de sa pratique du pouvoir. En effet, si Ali Bongo Ondimba montre sa détermination à prendre la tête de l’Etat gabonais, il semble moins intéressé à le diriger effectivement. Dès lors, on constate que son directeur de cabinet, un Béninois quarantenaire, naturalisé Gabonais, connu pour ses talents de guide spirituel auprès de lui, sans expérience particulière de la gestion de l’Etat et de l’administration, Maixent Accrombessi, dirige de facto l’Etat gabonais plaçant le Président de la République Ali Bongo sous son influence.

Cette pratique nouvelle et surprenante du pouvoir suscite des réactions négatives très vives. Ce à quoi Ali Bongo, « imperturbable », répond que le rôle d’Accrombessi se rapprocherait plus de celui d’un Mazarin que celui d’un Raspoutine.

Après la réélection à nouveau extrêmement contestée d’Ali Bongo début septembre 2016 qui a débouché sur une crise post-électorale faite de violences et de répression, la question de « qui dirige l’Etat gabonais » se pose à nouveau. En effet, le 25 août 2017, Brice Fargeon Laccruche Alihanga, dit « BLA », est nommé à son tour directeur de cabinet du Président Ali Bongo.

Sans expérience de la gestion de l’Etat lui non plus, issu de la BGFI Bank, ce Français de 37 ans, originaire de Marseille et naturalisé Gabonais lui aussi, fait une ascension météorique dans la galaxie présidentielle. « BLA » se trouve en première ligne sur l’ensemble des dossiers et marginalise le Premier ministre et son gouvernement. Des luttes d’influence apparaissent dans le premier cercle d’Ali Bongo tandis que « BLA » régente l’Etat.

Après avoir placé ses proches au gouvernement, lors des élections législatives des 6 et 23 octobre 2018, « BLA » introduit dans le jeu politique des candidats estampillés « Parti démocratique gabonais (PDG) », mais originaires de l’Association des jeunes émergents volontaires (AJEV) qu’il a créée début 2015 pour soutenir la candidature d’Ali Bongo à l’élection présidentielle d’août 2016. Ayant bénéficié des moyens de l’Etat gabonais pour leur campagne électorale, ces « Ajéviens-PDGistes » représentent au moins un tiers des élus dans l’Assemblée nationale actuelle où le PDG reste majoritaire.

« BLA » et ses proches prennent la haute main sur l’appareil politique du parti présidentiel PDG sur lequel ils font une véritable « OPA ». Il se nomme ainsi directeur de cabinet du « Distingué camarade », désignation d’Ali Bongo au sein du PDG. On parle alors de « majorité AJEV-PDG » et de « BLA » qui gouverne le Gabon.

Ali Bongo malade, la guerre des clans s’intensifie

La question de la gouvernance du Gabon se pose avec beaucoup plus d’acuité encore et de manière incontournable lorsque le Président Ali Bongo fait un accident vasculaire cérébral (AVC) à Riyadh le 24 octobre 2018. Contraintes de communiquer sur son état de santé, les autorités gabonaises tergiversent puis finissent par admettre qu’il a été victime d’un AVC. Cette annonce officielle tardive donne lieu à moult interprétations, parmi lesquelles la « mort » d’un Ali Bongo en Arabie Saoudite et la présence d’un « sosie » à la présidence de la République.

A ceux qui réclament la vacance du pouvoir, la Cour constitutionnelle gabonaise, présidée par Madame Marie-Madeleine Moborantsuo, dite « 3 M », une compagne d’Omar Bongo, originaire du Haut-Ogooué comme lui, répond par l’ajout dans l’article 13 de la Constitution d’un alinéa controversé prévoyant l’« indisponibilité temporaire » du chef de l’Etat. Tout cela pour permettre à la fois la tenue des conseils des ministres présidés par le Vice-président de la République afin de gérer les « affaires urgentes » et la conservation du pouvoir par Ali Bongo.

C’est dans ce contexte que s’inscrit la démarche du Collectif citoyen des Dix, « Appel à Agir », dont les signataires sont des figures politiques et de la société civile en vue à Libreville engagés dans l’opposition au Gabon. Ces Dix saisissent les juridictions gabonaises afin de contraindre Ali Bongo à se soumettre à une expertise médicale indépendante qui déterminerait sa capacité ou non à remplir les fonctions de Président de la République.

Interférant dans le cours de la justice, l’Exécutif gabonais stoppe net cette initiative. Le tribunal de première instance de Libreville déboute ledit collectif en se déclarant incompétent. Avant même tout jugement d’appel, les autorités gabonaises somment la présidente de la Cour d’appel de renoncer à délibérer sur ce dossier. Face à son refus d’obtempérer aux ordres du politique, ces mêmes autorités gabonaises décident ipso facto d’appliquer un règlement interne selon lequel « toute juridiction gabonaise doit respecter à la lettre tout ordre émanant d’une juridiction supérieure »

Dans ce contexte d’interrogation sur l’aptitude d’Ali Bongo, différents clans rivaux dirigent le Gabon, chacun dans sa parcelle de pouvoir. Ces incertitudes au sommet de l’Etat intensifient la guerre des clans.

Le jeu de la Première dame Sylvia Bongo

Des membres du gouvernement, de la haute administration et de l’appareil sécuritaire tentent de contenir le pouvoir et la marge de manœuvre de « BLA », pourtant soutenu par la Première dame Sylvia Bongo Valentin. « BLA » est ainsi frappé par des interdictions de sortie du territoire gabonais, alors qu’Ali Bongo est dans le coma en Arabie Saoudite puis en convalescence au Maroc, quand le lieutenant-colonel Frédéric Bongo, demi-frère du chef de l’Etat et directeur général des services spéciaux, est interdit d’accès au Palais du bord de mer par la Première dame.

L’arrestation et l’expulsion en catimini de douze anciens militaires des forces spéciales françaises, invités à l’initiative de « BLA », participe de cette guerre des clans. Ce sont alors le ministre de l’Intérieur Lambert Matha, le ministre de la Défense Etienne Massard et Frédéric Bongo, soutenus par Madame « 3M », qui sont à la manœuvre.

De fait, deux groupes de personnes dirigent le Gabon, d’un côté, Sylvia Bongo, son fils aîné Nourredine et « BLA » qui décident en dernier ressort de tout ce qui concerne le Président Ali Bongo et la stratégie à adopter pour son état de santé. On peut considérer que « BLA » devient à son tour le Mazarin de la Première dame et qu’ils exercent en tandem une sorte de « régence ».

D’un autre côté, Madame « 3M » gouverne incontestablement aussi en partie le Gabon. « Gardienne du temple » du pouvoir de la famille Bongo, elle autorise au cas par cas les prérogatives gouvernementales en l’absence du chef de l’Etat. Compte tenu de la concentration des pouvoirs entre les mains du Président Ali Bongo au fur et à mesure des révisions constitutionnelles successives depuis 2009, sans l’implication de Madame « 3 M », le fonctionnement de l’Etat gabonais aurait été bloqué. La révision de janvier 2018, qui acte d’une « monarchisation du régime », calque ainsi un certain nombre d’articles sur la Constitution monarchique marocaine, notamment l’article 8 qui stipule la « détention suprême des pouvoirs » entre les mains d’Ali Bongo.

De puissant, « BLA » passe à l’hyperpuissance !

Dès son retour à Libreville le 22 mars 2019, le Président Ali Bongo arbitre la guerre des clans au bénéfice du seul « BLA » qui devient hyperpuissant.

Cela se caractérise par sa mise sous contrôle de la quasi-intégralité de la haute administration, du gouvernement (« BLA » catapulte notamment Roger Owono Mba, qui est son adjoint au cabinet, comme ministre de l’Economie, des Finances et des Solidarités nationales du Gabon) et des principales entreprises publiques des secteurs stratégiques du pays (Société gabonaise de raffinage [SOGARA], compagnie pétrolière nationale la Gabon Oil Company [GOC], Société équatoriale des mines [SEM] etc.), et même d’une partie des appareils judiciaires et sécuritaires (notamment le colonel Alain Djibril Ibaba à la tête de la Direction générale de la documentation et de l’immigration [DGDI], fils du général à la retraite Alioune Ibaba très proche du Président Ali Bongo).

Tous les observateurs s’accordent alors à reconnaître que « BLA » dirige de facto le Gabon. L’intéressé fait une éclatante démonstration de force par une tonitruante « tournée républicaine » débutée en septembre 2019 avec une mobilisation que le Président Ali Bongo lui-même n’a pas pu démontrer en une décennie à la tête de l’Etat gabonais. Au-delà des membres de l’AJEV, de plus en plus de personnalités politiques multiplient les signes d’allégeance vis-à-vis de « BLA ».

On peut citer le cas d’Antoine de Padoue Mboumbou Myiakou, ministre de tous les gouvernements d’Omar Bongo, ayant occupé tous les postes de la hiérarchie PDG et dont le fils Edgard Anicet cumule les postes de ministre de l’Intérieur et de ministre de la Justice-Garde des sceaux à partir du 10 juin 2019 par la seule volonté de « BLA » au moment des faits, si bien que père et fils Mboumbou Myiakou attendent ce dernier à sa descente de jet privé lorsqu’il arrive dans leur province de la Nyanga. On peut encore citer le cas de Michel Essonghe, lui aussi hiérarque du PDG depuis 40 ans, personnalité politique de premier rang de la province de l’Ogooué Maritime, rédacteur des discours d’Omar Bongo, dont il était l’un des fidèles compagnons de route, tout comme celui de Gabriel Tchango, le maire de la ville de Port Gentil depuis le 3 février 2019, que l’on voit s’incliner pour s’adresser à « BLA ».

De l’hyperpuissance à la chute finale, il n’y a qu’un pas !

Contre toute attente, l’ostentation de « BLA » et de ses proches devient ombrageuse pour Ali Bongo. Son fils Nourredine montre une certaine réticence à cette montée en puissance de « BLA » car lui aussi nourrirait ses propres ambitions.

Des rapports des services de renseignement et des instances du PDG alertent depuis plusieurs mois de l’incongruité voire de la dangerosité de l’omnipotence de « BLA » qui est soupçonné d’avoir des ambitions personnelles, de s’être enrichi de manière astronomique et d’être « entré en intelligence avec l’ennemi ».

En effet, « BLA » planifierait des initiatives visant à décrisper le climat politique par le biais d’un dialogue prévoyant notamment la libération des prisonniers politiques, la garantie pour les activistes et opposants en exil à l’extérieur du Gabon de pouvoir rentrer en toute sécurité et une révision constitutionnelle qui renforcerait les pouvoirs du Vice-président de la République que deviendrait « BLA », tout ceci devant être achevé pour le 31 décembre 2019.

Trois actes institutionnels et une opération « Scorpion » pour mettre un terme brutal à l’expérience « BLA »

Le trio présidentiel décide de mettre un terme à l’expérience « BLA ». Ce qu’ils font en trois actes institutionnels.

  • Acte 1 : Le 2 décembre 2019, « BLA » est brutalement démis de sa fonction de directeur de cabinet du Président de la République pour faire son entrée au gouvernement, dans un poste aux contours vagues et sans réels pouvoirs, de ministre « chargé du Suivi de la stratégie des investissements humains et des Objectifs de développement ». Sont également limogés trois directeurs généraux d’entreprises publiques proches de « BLA ».
  • Acte 2 : Le 5 décembre, on assiste à la réorganisation des services de la présidence de la République et Nourredine Bongo Valentin est nommé « Coordinateur général des affaires présidentielles » pour suppléer son père dans sa tâche de chef de l’Etat. On lui donne pour attributions d’« assister le Président de la République dans la conduite de toutes les affaires de l’Etat et de veiller à l’application stricte de toutes les décisions ». Aux yeux de ses parents, Nourredine cumule les atouts de confiance et de proximité que combinèrent en leurs temps, successivement Maixent Accrombessi puis « BLA », ajoutés à l’atout ultime de la filiation.
  • Acte 3 : « BLA » est sorti du gouvernement le 9 décembre. Les ministres proches de lui sont écartés tandis que d’autres qu’il avait démis de leurs fonctions quelques mois plus tôt font un retour fracassant au sein du gouvernement comme le ministre de l’Intérieur Lambert Matha et le ministre de l’Economie et des Finances Jean-Marie Ogandaga.

L’ère Noureddine comme le « Mazarin idoine » peut désormais commencer

En réalité, ce poste de Coordinateur général des affaires présidentielles avait déjà été créé une première fois par le Président Omar Bongo pour son proche conseiller Jean-Pierre Lemboumba Lepandou par décret du 10 mars 2003. A cette époque-là, placé sous l’autorité directe du Président de la République (art. 2), le Coordinateur général des affaires présidentielles traite directement des dossiers qui lui sont confiés par le Président de la République et coordonne l’activité des Hauts Représentants personnels ainsi que des Représentants personnels (art. 3).

Sous couverture officielle de « lutte contre la corruption », une opération politico-judiciaire, baptisée « Scorpion », est soudainement mise en place. Les principaux collaborateurs de « BLA » sont placés en garde à vue puis incarcérés. Brice Fargeon Laccruche Alihanga est la cible d’un retournement d’humeur extrêmement violent de la famille présidentielle. L’ère Noureddine comme le « Mazarin idoine » peut désormais commencer.

Dans une situation politique pourtant tendue et confuse avec quelques neuf remaniements de gouvernement depuis un an, tout nous porte à croire que l’armée gabonaise, à ce stade, a décidé de soutenir ce trio présidentiel car, depuis 2009, celle-ci obtempère et exécute fidèlement les ordres donnés par le Président Ali Bongo.

Indubitablement, Ali Bongo aura toujours été à la tête d’un Etat dirigé par un autre qu’il désigne et auquel il délègue tout : d’abord Maixent Accrombessi, ensuite « BLA » et maintenant, à la stupéfaction générale, son fils Nourredine qui dispose déjà d’un bureau à la présidence de la République gabonaise depuis plusieurs années.

Cette ère Nourredine sera probablement la dernière et la plus aboutie de la délégation qu’Ali Bongo semble avoir privilégiée dans son mode d’exercice de la charge de Président de la République. Le tropisme monarchique de ce dernier qui lui est connu depuis sa jeunesse et son affaiblissement des suites de ses graves ennuis de santé peuvent nous laisser prédire que Nourredine Bongo Valentin est désormais, à 27 ans, sans parcours universitaire clairement établi, sans la moindre expérience de la gestion de l’Etat, l’homme fort qui gouvernera le Gabon tant que son père Ali Bongo Ondimba en sera à la tête. Le 13 décembre 2019, Brice Fargeon Laccruche Alihanga est, quant à lui, placé sous mandat de dépôt et écroué, à son tour, à la prison centrale de Libreville. « Détournement de fonds publics » et « blanchiment de capitaux en bande organisée » sont les faits, entre autres, retenus contre l’ancien tout puissant homme fort du Gabon. Dans l’univers carcéral gabonais, il a retrouvé d’autres « BLA Boys » incarcérés avant lui pour les mêmes chefs d’accusation.

Delphine Lecoutre

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