La police genevoise, le 29 juin passé, a chargé avec une rare violence (gaz lacrymogènes, canon à eau, tenue anti-émeutes) des opposant(e)s camerounais(es) venu(e)s manifester devant l’Hôtel Intercontinental contre le dictateur du Cameroun, Paul Biya. Ce dernier effectue de longs et coûteux séjours dans ce palace depuis près d’un demi-siècle.

Entre l’Occident et le Cameroun, c’est une vieille histoire. En 1919 La Société des Nations, dont le siège se trouve à Genève, officialise la tutelle française sur le pays, ancienne colonie allemande issue du partage de l’Afrique entre puissances européennes à la conférence de Berlin en 1885. Le territoire nommé Cameroun est une terre sur laquelle cohabitent depuis des siècles de nombreuses ethnies comme les Pygmées, les Boulous ou les Bamilékés. Ce qui fera la réputation de l’establishment politico-militaire allemand au milieu du XXe siècle est déjà en gestation dans les colonies allemandes dès la fin du XIXe siècle . Selon le rapport d’un responsable allemand «les Bamilékés constituent une race malfaisante et gênante. La seule solution est de les exterminer tous.» Ce que les Allemands n’auront pas réussi à accomplir, ce seront les Français qui s’y emploieront à la fin des années 50.

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Bien que la France présente sa mission mandataire comme émancipatrice et civilisatrice, elle est dans les faits colonisatrice, raciste et spoliatrice. Comme nous l’apprend le glaçant ouvrage La Guerre du Cameroun, «on compte quelques 2400 Européens pour 3 millions d’africains au début des années 1930. Les colons règnent en maîtres, accaparent les terres les plus fertiles, leurs compagnies profitent à plein de l’exploitation de l’huile de palme, du caoutchouc, du bois tropical, des métaux précieux.» C’est encore et toujours une répression sanglante qui répond aux tentatives de contestation; à cette répression s’ajoute un travail de sape minutieux du tissu social et des traditions culturelles, l’humiliation perpétuelle des autochtones. Fidèle à la devise «diviser pour régner», la France forme des supplétifs locaux pour accomplir le gros de la sale besogne, les militaires français étant occupés sur de nombreux autres fronts coloniaux.

Durant la Seconde Guerre mondiale, le général Leclerc viendra embrigader des milliers de Camerounais comme chair à canon contre l’ennemi allemand, au nom du «Cameroun libre»! Les Camerounais(e)s qui prendront ce mot d’ordre à la lettre après la Seconde Guerre mondiale en seront pour leurs frais. Les militant(te)s du parti UPC, revendiquant une véritable indépendance, feront l’objet d’un massacre à grande échelle occulté par l’histoire officielle. Son leader, Felix Moumié, est assassiné en 1960 par un membre des services secrets français à Genève (lequel s’enfuira facilement et bénéficiera d’un non-lieu des années plus tard). Entre la fin des années 50 et le milieu des années 60, ses militant(te)s, particulièrement implanté(e)s dans le territoire Bamiléké, seront exterminé(e)s par l’armée nationale, formée, armée et encadrée par l’armée française, qui torture et bombarde elle aussi allégrement. Des villages entiers sont rasés, des populations anéanties. Le nombre de victimes s’élève à plusieurs dizaines de milliers de morts. Certaines sources parlent de 400 000 morts. Quel qu’en soit le prix, «l’indépendance» devait demeurer sous le contrôle de la France. Le premier président du Cameroun «indépendant» en 1960, Ahmadou Ahidjo, fut donc un dictateur choisi par l’Etat français. En 1982, ce fut son premier ministre qui lui succéda, un certain… Paul Biya. Il faut lire les ouvrages de François-Xavier Verschave La Françafrique et Noir Silence pour saisir la nature criminelle du régime camerounais (et de tous ceux d’Afrique noire sous tutelle française). La pourriture est à tous les niveaux: réseaux mafieux, lavage d’argent, déforestation massive au profit des entreprises françaises, détournements de la rente pétrolière et des ressources naturelles du pays, élimination d’opposants, tortures, mercenariat, et trafics en tout genre. Loïc le Floch-Prigent, dirigeant d’Elf, décrivait synthétiquement et honnêtement Paul Biya comme un «président Elf».

Biya a été félicité par les États-Unis et par la plupart des pays occidentaux en 2018 pour sa «réélection» à 71% en 2018, totalement truquée comme les précédentes. C’est cet homme qui vit à l’Hôtel Intercontinental depuis un demi-siècle avec l’aval des autorités suisses et genevoises. Ce sont ses opposant(e)s que la police genevoise a chargé avec une violence inédite. La Suisse qui, tel le paon autosatisfait se gargarise d’être un modèle de démocratie absolue, prête donc main forte à un dictateur abject pour faire taire de véritables démocrates. Le silence de la classe politique genevoise est à cet égard parfaitement honteux. Mauro Poggia justifiait l’action musclée de la police en vertu du statut particulier de ce visiteur privé, qui est aussi «chef d’Etat». Et le chef de gang, il est bien reçu? Un ancien directeur de l’Intercontinental nous donne quelques éléments de réponse: «C’est un personnage exceptionnel, tranquille. Il paie toujours ses factures cash avant de partir.» Et les citoyen(ne)s d’apprendre que le client en or a souvent invité les directeurs de l’établissement dans son pays et a récemment remercié par écrit la direction «pour son 50e voyage effectué à l’Hôtel Intercontinental de Genève». Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais en laissant la milice privée de Biya molester un reporter de la RTS devant l’hôtel de la honte, la police de Poggia a commis une petite erreur stratégique. Ce sont les Noir(e)s qu’on peut gazer ou frapper sans ménagement. Avec les Blancs, il faut faire un peu plus attention. Biya a donc été invité temporairement à partir. Gageons que tout cela ne portera pas à conséquence. Car à Genève, comme dans le reste des Chancelleries occidentales, on n’est évidemment pas responsable des affaires intérieures africaines.

Auteur metteur en scène, www.dominiqueziegler.com

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