L’engagement politique et la démarche militante sont des apprentissages de la démocratie. Ils font partie des plus belles écoles de la vie que je connaisse…

Je vais introduire ce propos par une anecdote : Il ya quelques années, en tant que deuxième personnalité politique SDF-Ouest, j’avais en charge, la gestion des 41 circonscriptions électorales de cette province, au moment même où ce parti y régnait, comme la première force politique, devant le RDPC. Dans le cadre de ces missions, je me suis rendu à la circonscription électorale de Dschang Urbain, où le parti connaissait de graves difficultés internes. Après mon exposé, « très sciences Po » de la situation, ponctué par un rappel des dispositions statutaires (mes précédentes responsabilités étaient celles de Conseiller Juridique), je fus applaudi par une bonne frange de la foule, j’en étais heureux. Je me suis dit : « j’ai réussi mon coup… ». Monsieur ASONG, le Président de la Circonscription Électorale de céans, qui avait requis l’expertise et l’arbitrage de sa hiérarchie que je représentais, craignait de voir son unité politique sombrer dans le tourbillon dévastateur de luttes intestines, reprit la parole, et en toute courtoisie, me remercia pour mon propos, avant d’exprimer au terme de son exposé, son insatisfaction en ces termes : « Maître TOUKO, c’est chacun qui sait comment le caillou lui fait mal dans sa chaussure…». Je fus noyé, par un torrent d’applaudissements, saluant son propos d’une rare sagesse, qui était l’expression de la voix de ses militants, du peuple… Je réalisais que j’étais à côté du sujet, que ma science ne m’a pas permis de tout comprendre… Si je suis réduit à parler de cet épisode 20 ans après, c’est parce que ce fut le début pour moi, d’un nouvel apprentissage, d’un nouvel enseignement, qui ne se fait nulle part au monde que sur le terrain de l’action.

L’INTELLIGENCE DU MARIN QUI CONNAIT LE BRUIT DE LA MER

Je comprenais qu’il manquait au néo-politique que j’étais, cette intelligence de la pratique, cette intelligence du terrain, cette intelligence du marin qui connaît le bruit de la mer. J’apprenais par la même occasion à comprendre pourquoi KADJI DEFOSSO pouvait réussir à monter des affaires florissantes, dans les mêmes conditions et contextes où mon oncle, diplômé de l’ESSEC de Paris avait échoué.

Mes 12 années de militantisme et de responsabilité sur le terrain, furent ainsi ponctuées de confrontations enrichissantes avec ces autres formes d’intelligences. Si l’éducation est un atout extraordinaire en politique, rien ne peut remplacer une vraie intelligence du terrain, grâce à laquelle le peuple, sans connaissances livresques, présente avec pertinence, ses lettres de créances sur l’échiquier de la praxis sociale et politique.

Donner toute sa place à ce savoir et savoir faire, c’est un exercice de démocratie, c’est aussi un gage de réussite. En effet, l’intelligence du terrain apporte à la stratégie globale, sa déclinaison pratique, qui se révèle en de nombreuses hypothèses comme étant le « tout stratégique » ou l’essentiel même de ce qu’il faut savoir.

L’OPPOSITION HISTORIQUE ENTRE LA PENSÉE ET L’ACTION : LA NAISSANCE D’UNE NOUVELLE SOCIÉTÉ DE CLASSE ?

Les partis politiques, les activistes, constituent depuis plus d’un siècle, les acteurs centraux de la vie politique. En effet, on ne peut concevoir un régime quel que soit sa forme, sans organisation partisane, sans acteurs de la société civile. Toutefois, l’amenuisement des structures traditionnelles de la démocratie représentative et autre contre-pouvoirs, est interprétée comme la régression, la crise des partis politiques et la mort lente du militantisme.

Devant la transformation et la complexité des exigences sociétales, la nécessité de faire appel à de nouveaux acteurs, relevant de la sphère technicienne est présentée par certains comme pressante : c’est l’avènement du technocrate, de l’expert…

Ces acteurs qui accusent les organisations politiques, les activistes, d’avoir des idées confuses sur leur démarche militante, sont enclins à les disqualifier intellectuellement et délégitimer leur habilitation à agir pour diverses causes.

C’est la naissance d’une nouvelle société de classe, celle des savant et sachant et celle des sans éducation, des analphabètes, des ignares. La société sans classe est donc de ce point de vue une utopie ; c’est une chimère. L’érosion de la confiance des citoyens dans leurs partis politiques, dans des organisations militantes trouve ici une de ses déclinaisons. 

En réalité, l’interdépendance entre la théorie et l’action ouvre la voie de la conciliation : théorie sans pratique est vide, pratique sans théorie est aveugle. Aux limites d’un engagement intellectuel en politique sans action sur le terrain, on pourrait opposer les travers de la contestation citoyenne des activistes dont les actions pourraient se réduire à un pure activisme qui consisterait à poser des actions d’éclats à des fins médiatiques, sans une évaluation critique de l’efficacité du choix des actions et de leur impacts dans l’obtention concrète des avancées dans la démocratisation du Cameroun.


PROMOUVOIR LA PARTICIPATION : VALORISER LE MILITANTISME

Pourquoi militer ? Militer, c’est reprendre contrôle de nos destins. C’est se réapproprier un monde tenu hors de contrôle par les riches et puissants, dont fait partie aussi, une certaine aristocratie d’intellectuels. C’est réclamer une fin aux injustices qui nous révoltent. Militer, c’est faire connaître la voix des sans-voix. Stephen D’Arcy définit le militantisme en tant qu’action collective antagoniste d’affrontement motivée par des griefs. Le militantisme nécessite donc la solidarité, la solidarité d’agir pour renverser ces injustices.

La colère découlant de ces injustices doit être le ciment de l’action militante. Elle ne doit pas nous isoler les uns des autres, malgré toutes les forces œuvrant en ce sens: la compétition nous confronte à un monde de plus en plus hobbesien (monde dans lequel, l’homme est un loup pour l’homme) de la guerre de tous contre chacun et contre tous, mais aussi au monde orwellien de la désolation et de l’isolement.

Ces injustices ont pour principale fonction, d’atomiser la société, de briser les liens qui nous unissent et nous permettent de nous mobiliser. Elles nous plongent dans une jungle où la solidarité devient une chimère. Nous devons retrouver notre humanité, nous devons aider les autres à le faire.

MILITER C’EST AGIR : AU COMMENCEMENT ÉTAIT L’ACTION 

Militer, c’est agir. C’est proposer l’alternative, de la pensée à l’action. La crainte d’avancer sur le terrain, de se mouiller, au risque de commettre des erreurs, est bien réelle dans de nombreux cercles militants ou anti-autoritaires. Rejeter en paroles un système politique de domination, ses structures hiérarchiques, son élitisme, sa démocratie de façade, sa barbarie, n’est pas suffisant.

Certains intellectuels imaginent qu’il suffit de décrypter les structures de domination par une critique sociale pour qu’elles soient effectivement défaites. L’analyse de décryptage doit être une anticipation de stratégies d’action pour leur démantèlement par la contestation publique, l’activisme, la pression médiatique, le lobbying dans les organismes de coopération institutionnelle et internationale, la pression populaire. C’est tout ce pan stratégique à l’action qui est parfois absente dans la démarche politique de lutte d’une opposition purement intellectualiste et moraliste qu’il faut promouvoir.

Il faut donc concevoir et proposer une nouvelle architecture de la gestion commune de la société ,  mais mieux encore, il faut créer les conditions de l’avènement de ce monde nouveau en établissant par des actions de résistance éprouvées, un rapport de force politique sur le terrain, qui fait appel à un leadership de conquête et non simplement à un leadership d’éducation, tant il est vrai que le champ de la résistance ou de la révolution ne saurait être un amphithéâtre. 

PROMOUVOIR UNE INTELLIGENCE DE LA COMPOSITION ET NON DU CLIVAGE : FAIRE DIALOGUER LA THÉORIE ET L’ACTION

L’intellectuel  dans un contexte révolutionnaire, doit promouvoir et diffuser une intelligence de la composition, qui est en réalité, la forme la plus raffinée et aboutie des intelligences, celle qui porte le monde. Elle s’oppose à une intelligence de la paresse qui est celle du clivage.

On commettait donc une erreur grave, en tenant l’influence de l’intellectuel pour nulle : elle est simplement d’un autre ordre et s’exerce à un autre rythme. Impuissante à renverser l’ordre politique et social dans l’instant d’un entraînement, elle prépare les choix à long terme par une imprégnation lente. Les intellectuels concourent, par leurs interventions, leurs écrits, leurs positions, à clarifier les débats, à formuler les problèmes du moment en termes généraux et à en dégager la portée.

L’activité de militant et le métier d’intellectuel sont deux moments d’une même démarche : mieux, c’est en tant qu’intellectuel qu’il formule un avis et donne son adhésion ; et c’est aussi parce qu’il est intellectuel que journaux ou revues accueillent son point de vue et font place à l’expression de ses opinions. L’engagement politique apparaît normalement à l’intellectuel « engagé » comme l’aboutissement logique, et légitime, de sa réflexion à laquelle il confère, en retour, l’authenticité d’une sanction pratique. Cette forme d’osmose de la pensée et de l’action, ou plus précisément de la réflexion désintéressée, spéculative ou autre, et sa pensée engagée(car l’engagement va rarement jusqu’à l’action véritable), chez bon nombre d’intellectuels est un fait important en soi et une donnée première.

En revanche, dans beaucoup de pays, le fait d’être un intellectuel est aisément suspect de manquer du “sérieux” indispensable pour traiter des problèmes de société. On entend dire : « La politique est une chose trop grave pour qu’on laisse les intellectuels jouer avec ». C’est un peu le cas des pays comme les USA, dans lesquels régulièrement des personnages ne revendiquant aucune compétence “intellectuelle conventionnelle”, se retrouvent à la tête du pays le plus puissant au monde.

En France, la donne est plus nuancée. Si un consensus semble se dégager sur la nécessité du recours  à l’expertise de l’intellectuel dans la marche des affaires publiques, il faut relever qu’une certaine opinion s’indigne de l’intrusion des intellectuels dans la vie politique. On leur reproche, de former  un des groupes les plus rebelles à une prescription collective. Se déterminant individuellement, pour des raisons extrêmement personnelles, ils donnent rarement le spectacle de réactions globales, d’entraînements grégaires.

Il existe donc un dreyfusisme intellectuel, qui consiste à exploiter des victoires de circonstance pour installer une dictature intellectuelle. Les intellectuels sont tentés de s’accorder une importance qui ne leur appartient sans doute pas. Pour eux, un article, un manifeste valent une bataille. La parole ou l’écrit comptent pour des actes. De temps à autre, un événement les ramène à une juste appréciation des choses : le suffrage, les résultats des actions…

Nous intellectuels camerounais, avons des mois durant, fait des dénonciations, fait des mémorandums en direction de diverses instances de pouvoir, en rapport avec la situation au Cameroun sans aucune réponse… Mais un activiste, par une action de génie, a eu illico, de la personne la plus autorisée de France, des réponses à certains questionnements qui étaient les nôtres.

L’engagement politique apparaît normalement à l’intellectuel « engagé » comme l’aboutissement logique, et légitime de sa réflexion à laquelle il confère, en retour, l’authenticité d’une sanction pratique.

Mais l’expertise et la pratique politique et militante ne saurait se réduire à une affaire d’intellectuels que nous prétendons être car en réalité aucune école ne forme spécialement à l’activisme et à la désobéissance civique, tant il est vrai que c’est une démarche qui dans certaines de ses déclinaisons, flirte avec ce qui peut être considéré par d’aucuns comme relevant d’une violation de la loi.
Le monde de la politique et de l’activisme se nourrit donc de deux formes d’intelligences, ou d’expertises, celle dite conventionnelle, des intellectuels, et celle dite du terrain. C’est pourquoi le monde des responsabilités politiques et de l’expertise est peuplé des deux profils. Au Cameroun, le MRC de Maurice KAMTO, n’en fait pas exception : à coté des profils plus académiques, comme PENDA EKOKA, Pr Alain FOGUE, le leader Maurice KAMTO, s’entoure également des profils de terrain, qu’on appelle à l’armée des profils « sac au dos », comme l’Honorable Albert DZONGANG, Sa Majesté BILOA EFFA .

En somme, pour changer le Cameroun, réussir notre révolution, il faudra se tenir debout, ensemble, conjuguer avec toutes les intelligences, dont celles du terrain qui jusqu’ici ont porté la résistance camerounaise.

En même temps, nous devons lucidement passer au crible de la raison critique nos démarches : On a tous déjà manifesté des dizaines de fois. On a tous signé des centaines de pétitions. Mais combien sommes-nous à nous être demandés, lucidement, sans faux-semblant, ce qu’il en était de l’efficacité, et donc de la pertinence de ces moyens d’actions traditionnels ?
Pourtant nous voulons gagner. Parce que nous ne supportons plus d’assister passivement à la destruction de notre pays par des néo-colons ensauvagés et leurs mercenaires. Nous ne supportons plus le règne hideux de l’injustice et du mépris, de la prédation d’État, nous ne voulons plus être les complices de ce qui nous fait souffrir.

Le monde n’a jamais changé autrement qu’en luttant contre ceux qui n’ont pas intérêt au changement. C’est une affaire de tous.

Me Amédée Dimitri TOUKO TOM
Membre fondateur de la Ligue des Droits et Libertés (LDL)
Ancien représentant Ouest Cameroun de Human Wrights Watch (Albert MUKON)
Ancien Conseiller Juridique SDF
Ancien Secrétaire Provincial SDF-OUEST
Militant – Analyste Politique 

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